jeudi 30 janvier 2025, par Cronopio
Nous vivions alors en Autriche où nous étions arrivés, exilés, début 1974. Antonia, ma fille ainée, y était née au mois de Mai et, peu de temps avant mon voyage à Paris, un vieux gynécologue d’origine espagnole nous avait annoncé que Diego, son petit frère, était « en camino ».
Comme tu peux imaginer, la décision de s’exiler en Autriche n’avait pas été ce qu’on peut appeler le fruit de un choix. Tout comme l’exil lui-même, ce fut une contrainte. Dans un contexte où le plus urgent était de nous mettre à l’abri des menaces de Pinochet et les siens, vouloir choisir entre telle ou telle destination prenait des allures de luxe déplacé. Par ailleurs, déconnecté de mes camarades du Mapu, le parti où je militais, et n’ayant jamais envisagé de quitter le pays, j’ignorais tout des méandres diplomatico-humanitaires qui permettaient d’acceder à l’asile politique. Alors lorsque l’étau de la répression s’est dangereusement resserré nous avons donc dû improviser et nous débrouiller tout seuls. Et c’est finalement par des relations familiales – un oncle de Josefina, mon épouse de l’époque, avait été ambassadeur du Chili en Autriche - que nous avons pu accéder à leur ambassade à Santiago pour ensuite échouer – c’est bien le mot - à Vienne.
Une fois sur place, les dures réalités de l’exil ne se sont pas fait attendre. Aux séquelles de la violence qui nous avait contraint à quitter notre pays est venue s’ajouter la sensation d’être revenus en enfance, obligés que nous étions d’apprendre à parler (une autre langue), à « bien nous tenir », bref à redevenir adultes dans un pays qui fonctionnait tout à fait autrement. Avec, en prime, le défi d’apprendre, loin de nos familles, notre tout nouveau « métier » de parents.
Qui plus est, malgré mes efforts et mon goût pour les langues, le deutsche Sprache appris pendant les six mois passés à l’ambassade à attendre l’autorisation de quitter le pays, s’est avéré très vite fort insuffisant. Aussi bien pour la vie de tous les jours que pour travailler et pour aller à la pêche des (rares) informations sur le Chili publiées par les médias locaux. Sur un plan plus personnel, les possibilités d’avoir des contacts fluides avec nos familles, nos amis et nos camarades restés au pays étaient minimes. Le temps des emails, des WhatsApp et autres Messenger n’était pas encore venu.
D’une manière générale et au-delà des questions pratiques, le cœur n’y était donc pas. Chaque jour, en allant à mon boulot de Registry Clerck au siège viennois de l’ONUDI, je passais devant l’Opéra de Vienne, la statue de Mozart et le Hofburg, la citadelle impériale où rode toujours le souvenir de la légendaire impératrice Sissi, et je m’étonnais de l’apathie et du peu d’émotions que me procuraient alors des lieux et des monuments qui, dans d’autres circonstances, m’auraient enthousiasmé, voire bouleversé. J’avais beau essayer de me « secouer », rien n’y faisait. J’étais encore dans une sorte d’état de sidération.
C’est chez Pilar Pagueguy et François Leguay, un couple francochilien sympathique et généreux dont l’appartement viennois était devenu un véritable foyer d’accueil pour les exilés chiliens, que je découvris un soir le journal Le Monde. À l’école de journalisme on nous avait parlé de son prestige et de sa qualité mais je ne l’avais jamais lu. En le lisant je fis deux découvertes décisives : premièrement, mon français scolaire boosté par un dictionnaire et l’aide amicale de François me permettaient de saisir l’essentiel des informations publiées et, le plus important, le journal publiait souvent des articles sur le Chili - écrits pour la plupart par les excellents Marcel Niedergang et Pierre Kalfon - et rendait compte des nombreux meetings, manifs et autres actions solidaires qui donnaient à penser que Paris était devenue un véritable Chili sur Seine. En tout cas il était évident qu’en France, le Chili était…moins loin. Beaucoup moins. Il va de soi que je suis tout de suite devenu « LeMond’addict ». sans imaginer que, 20 ans plus tard, je deviendrais leur correspondant au Chili. Mais ça c’est une autre histoire.
Le hasard faisant souvent bien les choses, c’est peu de temps après - fin 1974 - que je reçus le coup de fil d’un de mes camarades de la direction du Parti à l’extérieur. Sans trop d’effusions ni des considérations que la prudence conseillait d’éviter au téléphone, Rodrigo Gonzalez, un de mes camarades en charge du parti à l’étranger, m’avait dit tout de go : on a besoin de toi, il faut que tu viennes ! La sensation persistante de que la vie en Autriche était une sorte de double exil et l’envie pressante de reprendre contact avec mes compagnons de combats et de vie, on fait que, après en avoir discuté avec Josefina, j’acceptai rapidement l’invitation à me rendre incessamment à Paris. C’est ainsi que, le 29 janvier au soir à la Westbanhoff de Vienne, j’abordais le train qui après un voyage de 12 heures via Linz, Salzbourg et Munich, me déposerait le lendemain matin Gare de l’Est. J’étais tout à la fois ému, anxieux et envahi par plein de sensations excitantes et, selon moi, prometteuses.
Je ne me suis pas trompé. Dès mon arrivée à Paris, l’apathie et le sentiment de game over éprouvés depuis le 11 septembre laissèrent place à une conviction renouvelée de que, tôt ou tard, un autre monde serait possible.
Peu de temps avant le coup d’état, mes responsabilités dans l’agit-prop du Mapu, m’avait conduit à m’occuper d’une « cellule » d’artistes peintres parmi lesquelles se trouvaient quelques figures remarquées du monde des arts plastiques chiliennes : Irene Dominguez, Teresa Vicuña, Ana María Lira, Inés Harnecker et la jeune et charmante Gabriela « Pocha Vargas », devenue au fil du temps une bonne copine.
Je ne me souviens plus comment est-ce que j’avais appris qu’elle était installée à Paris avec son compagnon, ni comment j’avais réussi à me procurer ses coordonnées. Toujours est-il que, sachant que je venais à Paris, elle m’avait proposé de m’héberger dans leur appartement rue Ernest Renan, dans le XV arrondissement. Tout s’était passé par courrier (postal bien entendu) car ils n’avaient pas de téléphone. Viens directement à la maison et s’il n’y a personne tu vas dans un café puis tu reviens. Nous on sera de retour « en la tarde ». Vague formule chilienne pour définir une plage horaire qui peut aller du milieu de l’après-midi au début de la soirée.
Dès mon arrivé à Paris, j’ai commencé à découvrir non seulement des nouveaux mots mais aussi des objets et des « us et coutumes » qui feraient par la suite partie de mon quotidien. À commencer par les « jetons », indispensables pour utiliser le « Taxiphone » avec lequel devais appeler « El Oso » (un autre copain de la direction du Parti) pour caler notre rencontre. Vint ensuite le premier « carnet » de tickets de Métro acheté dans un guichet où il fallait prendre soin de « parler devant l’Hygiaphone ». Le jeton et le Taxiphone ayant fait leur boulot, j’ai réussi à joindre « El Oso » qui, outre une chaleureuse bienvenue, me donna l’adresse de notre rencontre du lendemain : Place de la République, juste en face de la boutique Bata. « Tu ne peux pas le rater, elle est comme celles de chez nous » avait-il ajouté, faisant allusion au fait que le géant de la godasse mondialisé faisait depuis toujours partie de nos garde-robes chiliennes. Vu que j’avais le temps, que l’heure de manger était arrivée et que les émotions d’être à Paris m’avaient ouvert l’appétit, j’ai décidé que j’écrirais pendant le déjeuner la carte postale que je venais d’acheter pour l’envoyer à mon frère Sergio, né justement un 30 janvier.
Ne connaissant rien en matière de restaurants parisiens, j’ai décidé de faire simple et pratique et entrai dans celui qui était juste en face de la station du Métro que j’allais prendre après manger. C’est ainsi que la brasserie « Les tramways de l’Est » devint ma porte d’entrée dans la gastronomie française que, jusque-là, je ne connaissais guère. Vu que, malgré les aimables explications du garçon (oui, mon premier garçon parisien était fort sympa !) mes tentatives de comprendre les noms sophistiqués des plats marqués sur la carte restaient vaines, j’ai fait mon choix avec un critère mi- ludique, mi- curieux : « celui-ci » dis-je en indiquant avec mon doigt un nom de plat dont je ne comprenais pas le moindre mot.
J’ai vu arriver quelques minutes plus tard une sorte de mandala fait de petites cuisses que j’ai prises pour celles d’une caille ou d’un autre oiseau dans le genre. Je les ai mangées avec un mélange de curiosité et de prudence. Elles étaient délicieuses. Accompagnées de pommes de terre vapeur et d’une sauce verte qui, sans l’ombre d’un doute, avait une bonne dose d’ail. Une fois le repas fini, j’ai demandé au garçon si c’était un oiseau et lequel. Ne va pas croire que je l’ai lui demandé avec la simplicité que je l’écris aujourd’hui. Je l’ai fait en lui montrant le plat avec mon index pour ensuite faire avec mes mains un battement d’ailes qui, tout en le faisant rigoler, l’a amené à se mettre à quatre pattes et à émettre un bruit dans lequel je finis par identifier...le croassement d’une grenouille. Après avoir ri aux éclats et nous avoir mutuellement félicité pour nos talents d’imitateurs, je relus le menu et appris que pour la première fois de ma vie je venais de manger des « Cuisses de grenouille en persillade » (Ancas de rana en salsa de perejil).
L’heure était venue de faire mon premier voyage en Métro : ligne-4-direction Porte d’Orléans-jusqu’à-Montparnasse-ensuite-direction-Charles-de-Gaulle-Etoile-la première-c’est-Pasteur, avait dit, d’un seul trait, la voix de l’autre côté de l’hygiaphone. Arrivé sans problème à destination, je n’eus pas de mal à trouver la rue Ernest Renan, que j’avais vue et revue dans le vieux Plan de Paris couleur marron que m’avaient prêté les Leguay. Comme prévu, il n’y avait personne chez mon amie. Suivant ses instructions je partis donc m’installer dans le bistro le plus proche. Je l’avais repéré en sortant du Métro car il était juste en face de la sortie de la station, à l’angle du Boulevard Pasteur et de la rue de Vaugirard. Il s’appelait - forcément- « Au Métro ». « Un demi s’il vous plaît ». Accoudé au bar, j’étais content de pouvoir utiliser l’une des formules conseillées par un ami chilien venu à Paris peu de temps avant moi. Si tu veux « una cervecita », il faut demander un demi, m’avait-il soufflé. A côté de moi, deux amis discutaient en espagnol : « si tes camarades anarchistes n’avaient pas foutu la merde ce « hijoputa » de Franco ne serait pas là » martelait l’un deux. La discussion, que je suivis attentivement, dura longtemps et, très probablement, durait depuis longtemps. Âgés d’une soixantaine d’années, les deux amis ne se pardonnaient rien mais ils avaient l’air inséparables. A regret, je quittai le café pour voir si mon amie était arrivée. Toujours personne. Retour donc au bistro où la discussion des deux espagnols s’arrêta juste le temps qu’ils me regardent, comme étonnés de mon retour, et s’adressent à moi dans un curieux mélange d’espagnol et de français : encore aquí ? Il va de soi que je répondis en espagnol. Ahhh, chileno ! se sont-ils exclamés lorsque j’expliquai pourquoi moi aussi je parlais espagnol. Et...qu’est-ce que tu fais à Paris ? ont-ils demandé sans oser poser directement la question à laquelle je m’attendais depuis le début. Estoy exiliado. Pas la peine de te faire un dessin. À partir de ce moment-là la discussion mélangea allègrement Pinochet et Franco devenus deux facettes de la même histoire, deux vrais hijoputas qui – selon celui qui répétait à l’envie qu’il « était né et allait mourir communiste » - avaient tous les deux bénéficié du coup de puce des « salopards d’anarchistes » qui, comme d’habitude, "avaient fait les jeux des fascistas". Plongé de plus en plus dans un drôle d’état provoqué par la fatigue et l’accumulation de découvertes et de sensations éprouvées depuis le matin, je surveillais du coin de l’œil la sortie du Métro (au cas où ma copine...) tandis que, entre amusé et attendri, j’assistais aux échanges entre ces deux irréductibles qui, presque quarante ans après, n’en avaient pas fini de se chamailler à propos de l’histoire qui les avait propulsés jusqu’à ce bistrot du XV arrondissement de Paris. Tout en les observant, je me demandais si notre propre histoire, encore fraîche, allait s’étirer aussi longtemps. Si quarante ans après...
J’ignore ce qu’ils sont devenus les deux camarades. La mort de Franco, survenue (enfin !) en cette même année de 1975, leur a peut-être donné la possibilité et l’envie de retourner à la maison. En tout cas, je suis sûr que, tout comme les personnages de « Nous nous sommes tant aimés », ils sont dû s’engueuler jusqu’à la fin. Quant à mon amie Gabriela « Pocha Vargas », qui finit par arriver, je l’ai perdue de vue pendant des longues années et retrouvé plus tard grâce à Facebook. Elle vit actuellement du côté de Barcelone.
Quant à moi, après avoir rencontré mes propres camarades du Mapu, je suis rentré à Vienne tellement emballé que, juste un mois et demi plus tard, le 15 mars 1975, nous descendions tous les quatre (avec Diego encore « planqué » dans le ventre de Josefina), du même train, à la même heure et à la même Gare de l’Est. Ce fut le début d’une belle histoire de solidarités, de rencontres et d’histoires d’amour et d’amitiés qui durent jusqu’à aujourd’hui et dont tu fais partie. Bien entendu, et tu le sais bien, des ruptures, des déchirements et des douleurs il y en a eu aussi. Mais toujours est-il que, cinquante ans après, je suis content et reconnaissant et d’avoir pris alors la décision de venir (et plus tard de revenir) et surtout d’avoir eu la chance de te rencontrer et de partager avec toi quelques-unes des belles histoires que nous avons vécues ensemble dans cette douce France, beau pays de mon errance...
« Au Métro », le bistro, est toujours là, en face de la station Pasteur, où il devenu une sorte ambassade, d’enclave du Sud-Ouest à Paris. Magrets de canard, cassoulet maison et garbure y nourrissent cette convivialité si particulière que seules les gens du rugby, maîtres des lieux, sont capables de créer. Entretemps, je suis devenu moi-même « un gars du Sud-Ouest ». Car, comme tu le sais, je vis depuis quelques années à Toulouse avec Sabina, ma chère et tendre épouse, petite-fille de républicains qui, tout comme les vieux militants rencontrés il y a cinquante ans à Paris, quittèrent un jour l’Espagne pour aller voir ailleurs si la liberté y était.
En partageant ces souvenirs avec toi, j’ai la sensation de boucler une boucle. Je ne sais pas encore laquelle. En tout cas ce n’est pas celle de notre amitié et de nos rêves qui, malgré l’air du temps, restent toujours aussi vivants, vivaces et obstinés.